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littérature

Les ombres des voix affleurent dans «Sporen» de Julia Sintzen

27 octobre 2025 5 min. temps de lecture Planète Littérature

La Française Julia Sintzen signe un premier roman au titre néerlandais dans lequel elle explore, à travers une écriture fragmentaire, la mémoire familiale et les silences de l’Histoire. Rencontre.

Dans son roman tout en ombres et lumières, Sporen (Traces), dont le titre en néerlandais sonne comme un éclat, Julia Sintzen questionne l’histoire d’un couple, Rinske et Wim, dont on découvre des épisodes de vie sous la forme de fragments. En développant une narration discontinue, marquée par des ellipses, des sauts temporels, ces fragments révèlent les éclats d’un miroir qui ne reflète jamais l’unité. Scandé par des chapitres aux titres bilingues, Sporen interroge la vie quotidienne, le passé, la famille du couple, en se penchant sur la question de la langue, de l’impossible à dire, de l’évanescent.

Les fantômes planent sur le récit: ceux de l’Histoire, de la fin de la Deuxième Guerre mondiale –dans laquelle Wim est enrôlé–, et ceux des mots, de la parole entravée, empêchée. Les chapitres «Spiegel. Miroir» dans lesquels la voix de Rinske se fait entendre, révèlent la pensée qui sous-tend ce premier roman d’une singularité absolue: la reconstitution des traces et de bribes du vécu ne peut prendre que la forme d’un miroir à multiples facettes, un miroir magique, à la Lewis Carroll.

La langue des origines

Comme le présent de Wim et de Rinske est hanté par leur passé, la langue française est hantée par le néerlandais, mais aussi par un troisième idiome, le dialecte limbourgeois. Le néerlandais remonte par bribes dans un français qui repose sur d’autres alluvions linguistiques. Le limbourgeois, la langue des origines, revient en contrebande.

Au fil de l’entretien que j’ai eu avec elle, Julia Sintzen a évoqué son lien au néerlandais, au limbourgeois. «Ma mère est néerlandaise. Je suis née et j’ai grandi en France mais mon lien avec les Pays-Bas a toujours été important puisque nous y allions régulièrement et surtout ma mère m’a transmis sa langue. Le néerlandais est pour moi une langue apprise dans un second temps, car à la maison, nous parlions le plat Limburgs (dialecte limbourgeois). Je le parle mais avec un accent, je le lis mais doucement, je l’écris mais avec beaucoup de précautions. Je n’ai jamais appris le néerlandais de façon scolaire, mais à l’oreille et à l’œil sur le tas.»

Un rapport à la langue qui n’est pas sans faire écho à celui que Wim entretient avec sa mère disparue: «Est-ce qu’on peut oublier la voix de sa mère? Wim essaye de se souvenir, il a une vague idée, mais il ne peut pas entendre la voix comme il peut voir son visage, c’est brouillé, inarticulé, et en même temps, il le sait, s’il l’entendait pour de vrai, il la reconnaîtrait entre mille, il essaye de coller sa voix sur des mots».

Julia Sintzen: Je n’ai pas écrit de plaidoyer pour le dialecte limbourgeois mais je lui ai donné sa place dans le livre

Sporen puise dans des histoires familiales, s’aventure dans les souvenirs de la forêt de Doorn, de la villa Aardenburg, des Pays-Bas à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. «J’ai longtemps cherché le titre de ce livre, mais les mots français n’arrivaient pas à capter ce que je voulais transmettre en sensibilité. Lorsque j’ai traduit “traces” en “Sporen”, cela sonnait juste.

«La place du néerlandais et du limbourgeois a très vite été évidente dans l’écriture, précise Julia Sintzen, car la matière du livre à venir était tirée de mon héritage néerlandais. Le limbourgeois est ma langue maternelle, celle que m’a transmise ma mère et dans laquelle nous échangeons toujours. J’ai pour cette langue une affection toute particulière, elle est celle de mon Heem, de mon intimité. Le fait qu’elle soit dédaignée et aujourd’hui en danger me touche particulièrement. Je n’ai pourtant pas écrit un plaidoyer pour cette langue mais je lui ai donné sa place dans le livre. Le fait que les deux personnages ne parlent pas parfaitement la langue de l’autre –le “plat” de Wim, le néerlandais de Rinske–, creuse une distance entre eux et renforce le sentiment d’incompréhension, de communication impossible.»

Place au doute et à la suggestion

Comment forger une parole qui fuit et se fuit, qui est happée par le non-dit, le silence? Comment reconstituer des vibrations tactiles, des ombres imprécises, floues dansant sur les scènes de la micro-histoire et de la grande Histoire? Afin de rendre palpable ce qui s’effiloche, ce qui s’avance dans l’indéfini, Julia Sintzen choisit un rythme presque aquatique: de longues phrases réverbérant un flux de conscience, criblées de virgules, sans point, ponctuées de mots ou de phrases en néerlandais qui crèvent la surface du français.

Sporen plonge dans la question de la transmission (des cultures, des langues, des souvenirs), scrute le décalage entre les sensations, les émotions, les pulsions animales et les mots. La division est plus profonde que celle qui sépare des langues étrangères l’une à l’autre: elle touche l’expression en son essence, comme si toute langue était étrangère à ce qu’elle met en mots, au champ perceptif, au chaos des sensations, comme si le symbolique ne rejoignait jamais le réel.

Julia Sintzen: je prends le parti pris de ne rien affirmer, je laisse beaucoup de place au doute et à la suggestion dans mon écriture, et il s’agit peut-être aussi d’une façon de respecter ce qui m’a été transmis

L’articulation des histoires familiales et de la fiction lui «a donné du fil à retordre», expose Julia Sintzen. «La matière est tirée d’un héritage familial auquel j’étais d’abord très loyale. Mais cette loyauté aux histoires transmises bridait l’écriture, voire la rendait impossible. Je ne voulais pas écrire un album de famille. Il a fallu prendre de la distance. Je me suis finalement concentrée sur la figure du couple, qui dans le livre partage certains traits biographiques avec mes grands-parents. Je n’ai pas connu mes grands-parents maternels, ils étaient pour moi déjà les personnages d’une fiction familiale. Ils étaient entourés de mystère et d’histoires sombres (leurs guerres) et de cela nous parlions beaucoup moins dans ma famille».

«Le but n’était pas d’expliquer qui ils étaient mais d’imaginer un possible de ce qu’ils ressentaient et sûrement ai-je projeté des choses qu’il me semblait avoir héritées d’eux. Il me semble important de souligner que je prends le parti pris de ne rien affirmer, je laisse beaucoup de place au doute et à la suggestion dans mon écriture, et il s’agit peut-êre aussi d’une façon de respecter ce qui m’a été transmis, de ne pas le défigurer, bien que l’ensemble soit transformé».

Les voix des personnages, des ancêtres, les affects désordonnés courent comme des fleuves qui, parfois, se mélangent, ignorant les frontières entre le soi et l’autre. Un premier roman éblouissant qui se lève dans un souffle délicat, une poésie du quotidien.

Julia Sintzen, Sporen, éditions José Corti, Saint-Denis, 2025.

VB

Véronique Bergen

écrivaine

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