Dans Le Client E. Busken, ultime roman d’une prodigieuse puissance narrative et stylistique, Jeroen Brouwers (1940-2022) nous emporte dans un livre-testament qui porte l’imaginaire, les thématiques récurrentes de son œuvre à leur sommet.
Gravitant autour du personnage d’E. Busken, le récit dépeint l’internement d’un homme âgé dans une institution fermée. Après une chute, cet intellectuel se retrouve privé de liberté, soumis à un règlement disciplinaire absurde, enfermé dans une institution dont le nom poétique, la Maison Madeleine, dissimule la dureté des conditions de vie infligées aux pensionnaires. Enfermé, attaché, sanglé par des infirmières, il se réfugie dans son monde intérieur, plonge dans le massif de ses souvenirs et observe le monde étouffant qui l’entoure.
Comment survivre en milieu hostile? À quoi se raccrocher? Comment protester contre le régime d’existence qui lui est imposé? Comment demeurer un esprit libre, rebelle, pétillant, critique quand on est plongé dans la dépendance physique, quand on est interné de force? Quelle réaction opposer au diagnostic d’une prétendue sénilité émis par des experts de la santé qui n’ont qu’une approche normative, limitée, des phénomènes psychiques, des mécanismes cognitifs et mnésiques? Le client E. Busken fait la grève du langage, feint la surdité. Comme le personnage du scribe Bartleby dans la nouvelle de Herman Melville, il entre en résistance avec les maigres moyens dont il dispose. Refusant de se résigner à la situation dans laquelle on l’a jeté, il se soustrait à tout dialogue avec le corps médical, avec le corps infirmier en blouse blanche.
Des espaces de mort
Dans un roman virtuose qui allie gravité et ironie, l’écrivain néerlandais Jeroen Brouwers nous livre le stream of consciousness du protagoniste, un flot de monologues intérieurs maîtrisés, des évocations, des réminiscences et, par la suite, des fragments plus décousus, troués, des souvenirs lacunaires, grignotés par le flou. Dans l’espace clos où on l’a enfermé, la seule issue qui lui reste, c’est de partir dans une recherche proustienne de scènes du passé, de s’inventer des métiers, de s’évader dans l’imaginaire et de se livrer à des observations méthodiques de ce milieu tenu à l’écart du monde. Il appelle les souvenirs de son passé à la rescousse du présent.
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Auteur d’une œuvre prolifique récompensée par plusieurs prix littéraires, ayant à ses actifs de nombreux romans (Rouge décanté, Le Bois, L’Éden englouti, Jours blancs, tous parus en français chez Gallimard) et d’essais, l’écrivain et journaliste Jeroen Brouwers invente avec Le Client E. Busken un dispositif formel avant-gardiste, rythmé par une inventivité langagière qui creuse les phénomènes de reflux de la parole. Y pointe une dénonciation des traitements réservés aux personnes enfermées de force dans des homes, des maisons de repos, des asiles, des prisons. «À l’aide d’une sangle qui passe autour de ma taille, elle m’a immobilisé dans mon fauteuil (…) Ma rage et ma révolte sont ramollis à coups de piqûres et de cachets». Notre société parque les vieux, les déments, les marginaux, les indésirables dans des espaces de mort. C’est ce que nous lance l’auteur dont l’œuvre tout entière est traversée par le motif de la mort.
De Rouge décanté au
Client E. Busken, on passe d’un camp à l’autre, d’un lieu concentrationnaire à un autre. Couronné par le prix Femina étranger en 1995, Rouge décanté relate le camp d’internement japonais de Batavia (actuellement Djakarta) en Indonésie dans lequel, lors de la Deuxième Guerre mondiale, durant deux ans, il fut enfermé, enfant, avec sa mère, sa sœur, sa grand-mère tandis que son père était déporté, tenu prisonnier dans un camp japonais à Tokyo.
Son dernier roman met en scène le camp institutionnel où Busken est contraint de résider. D’une séquestration à l’autre, Jeroen Brouwers décrit les mécanismes d’enfermement, les modalités de résilience et de résistance que les êtres mettent au point pour survivre.
L’esprit de Busken est aspiré par ce que la société, la science nomment démence, sénilité, errance mentale. L’écrivain révèle l’autre folie appelée raison, la folie ordinaire du monde officiel, décrit la maltraitance subie par les êtres internés et élève, au travers de son personnage principal, les mots, le verbe -un verbe intérieur dès lors que Busken refuse d’user de la parole depuis qu’on l’a privé de sa liberté de mouvement, de choix d’existence- en expression incandescente de la vie.
Les puissances inouïes de la langue, du style de Jeroen Brouwers forment un contre-feu à tout ce qui se délite. Magnifique pari pour la langue, Le Client E. Busken sonde magistralement les abîmes d’une conscience emportée dans le trouble. Quand tout sombre, lorsque les mots eux-mêmes se disloquent, donnent lieu à une autre mélodie déconstruite, implosée, la foi dans une langue qui est pensée demeure.