Koen Taselaar réinvente l’Apocalypse à l’aune du contemporain
S’inspirant de la tapisserie L’Apocalypse d’Angers conçue par le peintre flamand Jean de Bruges, l’artiste néerlandais a créé «end and», une tenture monumentale destinée à la nef du Centre de Création contemporaine Olivier Debré de Tours. Sur fond de catastrophe, l’œuvre de Taselaar insuffle dynamisme et couleur à notre sombre époque.
L’Apocalypse avait inspiré nombre d’artistes et écrivains du XXe siècle, tels Georges Bataille, Picasso, Hergé ou Etel Adnan, pour qui la prédiction n’est plus le domaine réservé de la religion. L’époque contemporaine s’en empare et l’actualise comme un ailleurs et un futur de tous les possibles. Pour le Néerlandais Koen Taselaar, «l’Apocalypse est un sujet contemporain, pour nous qui avons été témoins ces dernières années de plusieurs guerres, d’une polarisation du politique, d’une pandémie et du changement climatique.» Illustration non dépourvue d’humour et de distance au Centre de Création contemporaine Olivier Debré à Tours.
Deux commandes à six siècles de distance
À l’origine, il y eu l’Apocalipse en françois toute figurée et ystoriée offerte à la fin du XIVe siècle par le roi Charles V à son frère Louis Ier d’Anjou. Dans un contexte d’émulation, elle a peut-être inspiré à ce dernier la commande en 1373 de L’Apocalypse d’Angers, spectaculaire tapisserie de plus de cent mètres de long, la plus grande tenture médiévale conservée à ce jour.
Pourquoi ce sujet dont le texte biblique est si complexe? Probablement en raison de l’époque troublée qui cumule crises religieuse et politique et peste meurtrière qui décime l’Europe d’un tiers de sa population. On suppose rétrospectivement que le siècle a connu un changement climatique qui n’est pas sans similitude avec nos propres vicissitudes. À des siècles de distance, Jean de Bruges, auteur de L’Apocalypse d’Angers, et bien plus tard Koen Taselaar ne se sont pas départis de l’actualité d’un thème, de son dialogue avec le contexte de sa création et de son formidable potentiel créatif.

© NR, Julien Pruvost
À l’image de Louis d’Anjou qui avait sollicité un peintre du Nord, en l’occurrence Jean de Bruges (aussi connu sous le nom d’Hennequin de Bruges), Isabelle Reiher, directrice du Centre de Création contemporaine Olivier Debré (CCC OD), portera son choix sur l’artiste néerlandais de 39 ans, Koen Taselaar, afin de réinterpréter la célèbre Apocalypse d’Angers. Leur rencontre s’effectue sous l’égide du Fonds Mondriaan, cette entité providentielle qui promeut la culture néerlandaise localement mais aussi au-delà de ses frontières. Elle apportera son soutien financier à la réalisation de la tapisserie «end and» par le TextielLab, atelier de production du TextielMuseum de Tilburg aux Pays-Bas.
Koen Taselaar rompu à la technique de la tapisserie
Sans avoir l’ampleur de l’œuvre inspiratrice de Jean de Bruges, la tenture conçue par le Néerlandais pour sa première exposition en France fait tout de même dix-neuf mètres de long. Elle est destinée à la nef du centre d’art de Tours. L’auteur n’en est pas à son coup d’essai, pour avoir déjà réalisé en 2018 une tenture commémorant le Bauhaus, et quelques années plus tard, une autre tapisserie de huit mètres de long, Le Chat, le hareng et autres histoires de la Neva qui retrace l’histoire de Pierre le Grand. Commandée par la Fondation de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, elle célébrait l’amitié entre les Pays-Bas et la Russie.

© Aurélien Mole
Le choix de ce medium avait un sens: Saint-Pétersbourg avait effectivement été le point de départ d’un commerce textile dynamique des Pays-Bas vers Saint-Pétersbourg. À Tours, Koen Taselaar renoue avec les liens historiques de la ville, autrefois capitale du négoce de la soie. Il opte de nouveau pour le tissage jacquard, peut-être parce que cette technique inventée par Joseph Marie Jacquard en 1804, est automatisée à l’aide de cartes perforées, ce qui fait d’elle une pionnière de l’informatique. Le recours au jacquard situe l’artiste au cœur de son intérêt pour les arts appliqués. Un intérêt illustré dans l’exposition par des sculptures en céramique mais aussi par des fauteuils et tabourets façonnés à partir d’échantillons-tests pour la tapisserie.
Un conteur d’apocalypses
La narration débute par des citations de l’œuvre inspiratrice, tel le baldaquin situé face aux tours crénelées d’un château fort peuplé de figures démoniaques dévorées par les flammes de «l’étang de feu» que décrit l’Apocalypse de Jean. Mais au narrateur, Koen Taselaar substitue une hexactinellida, éponge de verre capable de vivre 10 000 ans. Dotée d’une légitimité historique, elle relate dans de gigantesques bulles les temps immémoriaux de l’histoire de l’humanité.

© DR
Succède aux paysages médiévaux la fin des mondes, celle d’espèces comme les dinosaures ou celle des peuples autochtones d’Amérique évoqués par le calendrier maya. Notre époque a également son cortège d’épidémies auquel renvoient les virus, et notamment les Virion de Sras-coV, formes extracellulaires du coronavirus qui ponctuent l’arrière-plan, à la manière des décors de mille-fleurs dans les tapisseries flamandes.
L’univers foisonnant du Néerlandais est immense. Il cite Lord Byron et Mary Shelley, duo qui fait référence à une «année sans soleil» de pluies continuelles provoquées par l’éruption en 1815 du volcan indonésien Tambora, la plus violente et meurtrière de tous les temps. Durant cette année maudite, Mary Shelley imagine le monstre Frankenstein et le poète britannique, Darkness.

© Aurélien Mole
Taselaar convoque d’autres créatures monstrueuses parce qu’inhumaines tels l’homme de fer –donc sans cœur– du Magicien d’Oz, RoboCop, Terminator de James Cameron ou la Maschinenmensch de Metropolis. Ils sont des formes humanisées de véritables machines de mort, manifestations tangibles de l’angoisse engendrée par les progrès technologiques. Godzilla est cette autre créature empruntée au «cinéma des monstres» japonais. Le personnage de fiction personnifie des menaces bien réelles dans un pays qui a connu le bombardement de Hiroshima, également illustré dans la tapisserie. L’enfer est sur terre.
Le lien avec sa source d’inspiration est fait de connivences et, à l’inverse, d’échappées, par son titre «end and» qui évoque nombreux présages d’une apocalypse toujours annoncée mais jamais advenue. «Chaque génération, pense le créateur, a son propre narratif.» Ainsi que l’analyse la commissaire Delphine Masson, les scénarios de ce conteur de «comédies noires» sont moins une fin du monde, qu’une «parade apocalyptique», un cycle perpétuel de destructions inarrêtables qui sont de vains avertissements, comme si l’expérience des autres devait toujours demeurer vaine.
Dédramatiser le désenchantement
Taselaar laïcise le thème inspirateur sans renier radicalement sa dimension spirituelle. Culture savante et culture populaire, autant que le profane et le religieux, s’enchâssent dans ce récit eschatologique qui devient universel par ces mentions à la croix chrétienne, au prophète Zoroastre ou à un imaginaire populaire. Plus que de religiosité, il s’agit d’invoquer la spiritualité, mode de croyance plus propre à un XXe siècle tenté de s’éloigner des religions révélées.

© DR
L’artiste dédramatise le désenchantement et les peurs légitimes sur un ton cartoonesque, souligne Delphine Masson. L’explosion de couleurs acidulées qui atteint le même flamboiement que celui de L’Apocalypse d’Angers, colore le drame qui se joue. Les références à la BD, l’influence punk, l’univers d’un cinéma catastrophe populaire qui dynamisent un propos sombre, nous ramènent inévitablement à l’enfance, à son innocence comme pour nous faire oublier la gravité du monde.
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