Mon œuvre préférée du Petit Palais de Paris
L’esquisse L’Enlèvement de Proserpine
montre une fois de plus la grande érudition de Pierre Paul Rubens (1577-1640) et sa capacité presque inimitable à évoquer la vie de l’Antiquité dans toute sa puissance.
Être un historien de Rubens expose fréquemment à un paradoxe: peintre célèbre, vénéré par des générations d’artistes et d’historiens, Rubens n’est pas, n’est plus, un maître apprécié du public. La chose est patente en France, pays qui a pourtant beaucoup œuvré pour sa gloire internationale. Plus surprenant, en Belgique son statut de «génie national» s’est peu à peu retourné contre un artiste qui compta, ironiquement, parmi les plus cosmopolites de son temps. On peut ainsi être tenu pour un maître de référence de la tradition picturale occidentale dont l’œuvre est sans cesse étudiée par les historiens et les commissaires d’exposition (une boutade veut qu’il y ait toujours une exposition Rubens quelque part) sans être un artiste populaire pour autant. Persuadé de la grandeur de son sujet de prédilection, le Rubens scholar tâche d’endurer, avec flegme, les déclarations d’amateurs d’art, vrais philistins qui, après avoir célébré les mérites de Caravage ou de Turner (ou de qui l’on voudra), lui confient que non, décidément: ils n’aiment pas Rubens. Ce désamour, sans doute, mérite d’être questionné comme toute inflexion de l’histoire du goût.
© RMN-Grand Palais / Agence Bulloz.
Qui y a-t-il de rebutant dans cette œuvre titanesque, trop vaste pour avoir été produite par un seul artiste (ce qui soulève l’épineuse question de «l’atelier de Rubens»…)? Comme l’avait jadis perçu le polémiste et philosophe français Philippe Muray, Rubens, précisément, présente l’inquiétant défaut d’être exorbitant: trop catholique, trop érudit, trop zélé dans le service des puissants, trop prospère et célèbre en son temps (il est entendu que les génies doivent être malheureux et incompris), trop prolixe aussi. C’est peut-être son esthétique de l’accumulation traduisant une irrépressible horror vacui
et son rapport à la corporalité, notamment féminine (les fameuses «grosses dames» de Rubens) qui insupportent le plus parce qu’ils insultent à la fois le goût moderne pour le minimalisme, le culte hygiéniste de la minceur et la part de puritanisme mal dissimulé chez nombre de ses contempteurs. Une esquisse sur bois comme celle reproduite ici servira à illustrer ce qui, chez l’artiste, déplait aux uns, mais fascine les autres. Légué par les frères Dutuit à la ville de Paris au début du siècle dernier, le panneau est aujourd’hui conservé au Petit Palais. De dimensions modestes, l’esquisse est réputée correspondre à l’étude préparatoire pour un grand tableau qui appartint jadis au duc de Marlborough et périt en 1861 dans l’incendie du château de Blenheim (Oxfordshire).
Le sujet de la composition n’est pas mystérieux. Elle représente l’enlèvement brutal par Pluton, dieu des Enfers, de Proserpine, fille de la déesse de la moisson, Cérès1. On sait que les Anciens expliquaient par ce mythe l’alternance des saisons. Inconsolable, négligeant ses devoirs au risque de faire mourir les hommes d’inanition, Cérès obtint de Jupiter, souverain des dieux, un compromis. Il fut convenu que Proserpine séjournerait les deux tiers (ou la moitié, selon les versions) de l’année avec sa mère et, le reste du temps, dans le royaume souterrain de son infernal ravisseur devenu son époux (l’hiver correspondant à la période au cours de laquelle Cérès se languissait de sa fille chérie).
L’érudition
La plupart des artistes se seraient bornés à se référer à cet inépuisable répertoire de récits mythologiques qu’étaient les Métamorphoses d’Ovide (Ier siècle). Parfaite incarnation de l’idéal prestigieux du Doctus pictor (le peintre savant), capable d’interroger des sources rares, Rubens s’appuya ici sur le De Raptu Proserpinae (Le Rapt de Proserpine) dû au dernier grand poète païen de l’Antiquité, Claudien. Le texte avait, notamment, pour particularité d’accorder à Minerve – armée et casquée, la déesse présidant aux choses de l’esprit tente d’empêcher le rapt – le rôle important que Rubens lui attribue. Au-delà de cette référence digne d’un artiste possédant un «bagage culturel» très au-dessus de la condition de peintre au XVIIe siècle, le poème de Claudien, qui s’attachait aux états d’âme des différents protagonistes du rapt, permettait la mise en scène dramatique de l’expression des affects. Composée d’érudits souvent, la clientèle de Rubens trouvait, en effet, un agrément particulier dans l’exploration par la peinture des passions (nous dirions, aujourd’hui, de la « psychologie » des personnages).
Le projet, qui laisse nos contemporains indifférents, assimilait étroitement le peintre au poète, l’un et l’autre poursuivant, avec leurs moyens spécifiques, des objectifs comparables. Enracinée dans la théorie des arts de la Renaissance, d’inspiration humaniste, cette assimilation du peintre au poète offrait un avantage, essentiel. Elle émancipait le premier du statut infamant d’artisan travaillant «de ses mains» pour l’inscrire dans l’intellectualité propre aux arts dits libéraux, condition d’une ascension statutaire et sociale de la profession.
Le souffle
La démonstration d’une vaste érudition est une constante dans l’œuvre de Rubens. À une source littéraire rare, ce dernier ajoute ici la «citation» d’œuvres antiques qu’il avait notamment pu admirer lors de son long séjour en Italie entre 1600 et 1608. Sa composition s’inspire assez directement d’un bas-relief fameux représentant l’enlèvement de Proserpine: le sarcophage dit Altemps-Mazzarina-Rospigliosi (vers 160-170, Rome, Casino Rospigliosi). Ces caractéristiques de l’œuvre de Rubens, qui font les délices des historiens de l’art, seraient pourtant peu de chose s’il ne parvenait immanquablement à instiller la pulsation de la vie au milieu d’un déploiement de savoir qui, sans cela, ne serait que pédantesque. Exécutée avec une sûreté de main impressionnante, anticipant le tableau à venir de manière purement picturale, l’esquisse du Petit Palais illustre, de manière exemplaire, la philosophie qui sous-tend l’art de Rubens dans son rapport étroit, quasi charnel, avec l’héritage gréco-romain. Le maître chercha constamment à faire surgir sous les yeux du spectateur une Antiquité revivifiée, avec sa cruauté, sa vitalité exubérante, sa profonde sagesse et son inaltérable capacité à parler au cœur humain par-delà les siècles. Le jeune Rembrandt qui s’inspira de cette composition mythologique pleine de vivacité (reproduite par une gravure de Pieter Claesz. Soutman) marqua bien qu’il considérait Rubens comme un «maître» au sens étymologique: de Magister (celui qui enseigne). Les admirateurs modernes de ce dernier souscriront, sans peine, au sentiment du grand maître hollandais.