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Margot la folle ou le mystère du détail magistral

Par Lisaboa Houbrechts, traduit par Thomas Lecloux
25 octobre 2020 5 min. temps de lecture Les maîtres anciens

La dramaturge Lisaboa Houbrechts s’est inspirée du célèbre tableau Margot la folle de Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569) pour créer une pièce dans laquelle Margot est aux prises avec son propre corps et cherche des réponses. Une pièce aux résonances cathartiques, peut-être y compris pour son auteur.

Certains artistes occupent la place particulière de «maître» dans notre mémoire collective. Mais que recouvre au juste cette notion? Au XVIe siècle, le titre de maître était décerné au sein d’une corporation après la réalisation d’une épreuve, le chef-d’œuvre. Cette distinction conférait à son détenteur le droit d’exercer son art à son compte. Un maître est capable de faire la synthèse de toute son érudition. Il possède des connaissances dans différents domaines touchant à la philosophie, aux sciences, à la nature humaine et à la spiritualité, et les réunit en une seule et même expression artistique qui s’élève au-delà de l’instant créateur.

Une œuvre d’exception nous frappe souvent par un détail intrigant créé par le maître. L’exemple le plus fameux en est peut-être l’étrange accord de Tristan composé par Wagner, ou le sourire énigmatique de La Joconde peinte par de Vinci. Dans ces moments, le maître suit son intuition. Qu’est-ce que cette intuition? Comment se fait-il qu’un détail particulier du portrait de Mona Lisa éveille toujours la fascination aujourd’hui? On dit souvent des maîtres qu’ils sont visionnaires. Par intuition, ils saisissent un détail qui est hors du temps et incompris à son époque, mais acquiert subitement une importance plus tard. Un chef-d’œuvre n’est donc pas toujours un accomplissement imposant, mais peut résider dans des détails nés de l’intuition, qui continuent de fasciner notre culture et de nous déconcerter. Quels détails du passé peuvent devenir les révélations de demain?

Margot l’actrice?

Un de ces mystérieux détails, dans l’œuvre de Bruegel, est l’intrigante Margot la folle, qui m’a inspiré une pièce de théâtre. Margot la folle est un tableau représentant une femme androgyne grotesque qui, harnachée et armée, se livre à un pillage des enfers, tandis qu’une guerre des sexes fait rage à l’arrière-plan. Ses caractéristiques sexuelles sont ambiguës; une pomme d’Adam proéminente, de grands pieds et une épée brandie à la main. Ce sont là d’étranges détails. Le tableau est une allégorie et le peintre pénètre ainsi sur le terrain de la littérature.

L’impénétrable représentation de Margot la folle est un de ces «tableaux de conversation» qui nous confondent toujours aujourd’hui.

Dans un univers fantasmagorique, il crée une rime visuelle symbolique peuplée d’êtres oscillant entre l’animal, l’objet et l’humain.

Aucun document ne nous est parvenu dans lequel Bruegel explique ce tableau qui transcende les frontières. Nous savons que l’artiste travaillait sur commande et que les commanditaires choisissaient les thèmes, qui allaient de sujets religieux tels que les vertus et les péchés aux dictons ou aux jeux d’enfants. Ces tableaux étaient souvent exposés au mur de la salle à manger des riches commanditaires, pour inviter leurs hôtes à la discussion. Les humanistes du XVIe siècle se réunissaient ainsi en conviviums autour d’une table pour interpréter et étudier tous les détails iconographiques d’un tableau, afin d’en examiner le thème sous différents angles. Érasme a décrit la façon dont la réflexion était activée par la multitude et la singularité des détails.

Ces œuvres, connues en histoire de l’art sous le nom de conversation pieces, offraient matière à réflexion. L’impénétrable représentation de Margot la folle est un de ces «tableaux de conversation» qui nous confondent toujours aujourd’hui. Elle pourrait encore être exposée dans la salle à manger de metteurs en scène de théâtre. Les détails scénographiques du paysage montrent que Bruegel s’inspirait des pièces de rhétorique et des farces de langue néerlandaise de son époque. Au XVIe siècle, les femmes ne pouvaient pas encore monter sur scène et les hommes jouaient les rôles féminins. Cela expliquerait-il les mystérieuses caractéristiques masculines du corps de Margot? Serait-elle une actrice? Que signifient ces éléments au regard de l’allégorie de la guerre des sexes qui se joue à l’arrière-plan? Nous ne le savons pas.

Un phénomène inexplicable

Le détail étrange perce un trou dans notre compréhension de l’œuvre, et c’est ce trou qui nous fascine et qui fait tout son intérêt historique. Margot la folle est une apparition qui nous échappe.

Avec le peintre abstrait et scénographe Oscar van der Put, j’ai tenté de représenter le trou de l’histoire en réalisant une pièce sur les mystérieux détails de Margot la folle. J’y fais revivre le maître Bruegel peignant Margot, qui répond au peintre et le confronte à la manière dont elle ressent les détails masculins à visée comique qu’il apporte à son corps. Elle essaie d’exprimer ce qu’est l’enfermement dans ce corps étrange dont il l’affuble. De la même manière, je tente d’ajouter quelque chose à l’œuvre du maître en partant d’un besoin personnel de donner forme à l’image non binaire.

Dans la pièce, Margot veut étudier l’archéologie de son corps. Sous la forme d’une quête, je lui fais remonter le temps pour aller à la rencontre de femmes historiques et de figures féminines emblématiques, telles que la déesse grecque Athéna et l’artiste peintre de miniatures Mayken Verhulst, mentor de Bruegel, tombée dans l’oubli et dont l’œuvre a disparu. De chacune de ces rencontres, Margot ramène un objet dans le présent. Oscar van der Put donne à ces objets un caractère pop art aux proportions gigantesques pour créer une scénographie de pièces archéologiques abstraites. Margot traîne les objets sur scène comme elle en dérobe ou en collecte dans le tableau. Elle tente de rassembler comme des débris de verre tous ces objets qui sont les détails perdus de la face cachée de l’histoire, voyant en eux les fragments de son propre miroir. Elle finit cependant par conclure que les détails des femmes qu’elle exhume n’ont rien à voir avec elle, forcée d’admettre qu’elle est un phénomène inexplicable: ni homme ni femme, mais allégorie, ange asexué. Comme le sourire de la Joconde, elle incarne le mystère du détail magistral.

On dit souvent que les œuvres des maîtres anciens continuent de parler au public grâce à leur force universelle et à leur caractère intemporel. Pour ma part, je pense que l’art ancien résonne en nous essentiellement par la présence du détail étrange, vieilli et inexplicable. Bruegel représente de façon magistrale la quête humaine. Il nous met face à la recherche d’une vérité qui est introuvable. Le trou mystérieux m’a ouvert une porte pour autopsier Margot la folle et transposer mon histoire dans son corps archaïque. Il vous faut parfois un corps d’une autre époque pour y transporter votre propre message, le replacer dans l’histoire et lui donner forme abstraite, ce qui peut avoir un effet cathartique à la fois pour le dramaturge et pour le public.

Portret lisaboa houbrechts c vincent delbrouck

Lisaboa Houbrechts

écrivaine et metteure en scène

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