Oser la confrontation: réflexions sur le rôle actuel des musées
De nos jours, les musées doivent faire face à des questions épineuses qui les plongent au cœur de tensions créées par des intérêts divergents et souvent inconciliables. Bon nombre de musées s’attellent à redéfinir leur rôle. Y parviendront-ils?
Les musées font d’ordinaire – et de préférence – parler d’eux dans les médias à l’occasion de rénovations sensationnelles, d’acquisitions importantes (et souvent très onéreuses), de (re)découvertes et attributions spectaculaires à de grands maîtres, de reportages sur des expositions prestigieuses qui attirent les foules, de chiffres publiés sur le regain d’affluence dans les musées (d’art), etc. Tout ce flot d’actualités réjouissantes est de temps à autre – mais par chance assez rarement avant la crise du coronavirus – entrecoupé de nouvelles moins positives: des dépassements budgétaires et des retards dans l’un des nombreux chantiers muséaux, un directeur qui ne parvient pas à maîtriser ses coûts d’exploitation, un différend entre le Rijksmuseum d’Amsterdam et un stadsdeelraad (conseil de quartier aux Pays-Bas) sur la nécessité ou non de fermer un passage souterrain pour cyclistes, quelques rares cas de vol ou de fraude. Cela n’allait souvent pas plus loin: des événements navrants et isolés que l’on considérait comme de simples accidents de parcours, le plus souvent relayés de façon éphémère par la presse et débouchant rarement sur une discussion plus fondamentale sur les musées et leurs rôle et signification pour la société.
De façon générale, on pourrait dire que les musées – sauf à répéter des platitudes par trop simplistes sur l’importance de l’art et de la culture dans la société – ont longtemps rechigné à légitimer les investissements de fonds publics dans leurs institutions et collections et ne semblaient pas non plus très soucieux de chercher des appuis auprès du monde politique, de l’administration et du public. D’où leur stupéfaction lorsque, voici quelques années, la rhétorique et la politique d’austérité sévère de l’ancien secrétaire d’État néerlandais à la Culture Halbe Zijlstra et, tout récemment en Flandre, du ministre-président et ministre de la Culture Jan Jambon ont frappé de plein fouet le secteur culturel, musées inclus. L’«évidence» de la culture s’avérait tout à coup ne plus aller de soi et le discours traditionnel et récurrent sur l’importance intrinsèque de l’art et des musées en tant que bastions de l’autonomie artistique se révélait moins convaincant qu’on ne le pensait, tant auprès des instances politiques que dans l’opinion publique. Par ailleurs, force est de constater que les musées sont (trop) souvent absents du débat social, tant en termes de participation active que de thématique abordée. On a l’impression que les musées redoutent ou esquivent les discussions publiques lorsque les choses se corsent. Par conséquent, ils sont régulièrement en retard sur les événements sans prendre eux-mêmes part au débat, et encore moins le diriger.
Citons un exemple parlant: la question, surgie voici une vingtaine d’années, de la restitution des œuvres d’art dérobées aux Juifs par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale et, par extension, des œuvres dont les Juifs furent contraints de se défaire à partir de 1933. Cette question des plus délicate n’a suscité pendant longtemps qu’une réaction lente et indécise de la part des musées, qui ont préféré confier cette sale besogne – pour le dire crûment – à une commission externe (par exemple la commission néerlandaise Ekkart, par ailleurs tout à fait exemplaire).
En ce qui concerne la question non moins épineuse, et à certains égards encore plus complexe, de l’origine des objets issus de cultures non occidentales, les musées ne sont certainement pas non plus des modèles de transparence. En Belgique, l’AfricaMuseum
(musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren, près de Bruxelles) en est une illustration éloquente. Après de nombreuses hésitations, il a accepté d’ouvrir un débat sur la restitution de certaines pièces à cause des pressions exercées par divers leaders d’opinion. De toute évidence, les musées sont bien en peine de mener des discussions difficiles avec le public, même lorsque celles-ci touchent à des points essentiels, comme l’origine et l’intégrité de leurs collections. Ces questions sont évidemment débattues entre conservateurs et directeurs de musée, dans les couloirs ou dans le cercle fermé des journées d’étude et symposiums. Mais les musées ont bien du mal à soulever eux-mêmes ces questions difficiles en public – des questions qui non seulement peuvent être douloureuses, mais qui en outre appellent rarement une réponse univoque. Serait-ce parce qu’ils ont été habitués pendant si longtemps, de par leur rôle historique, à faire figure d’autorité dans la définition du canon de l’histoire (de l’art)? Cela expliquerait-il leurs réticences à mener une (auto-)réflexion critique ? Si les musées aiment qu’on parle d’eux, ils apprécient beaucoup moins la confrontation.
Les grands débats sociaux, historiques et éthiques
Or, les profonds changements que notre société a connus et connaît en permanence rendent une telle attitude intenable. Dans ce contexte, il est intéressant d’examiner la manière dont différents musées ont retenu l’attention des médias ces dernières années. Ainsi, depuis 2016 – 2017, le Van Gogh Museum à Amsterdam et le Mauritshuis à La Haye ont été à plusieurs reprises la cible d’activistes leur reprochant de se faire sponsoriser par Shell. Selon ces militants, il est tout à fait inadmissible qu’un musée, en sa qualité d’institution publique, engage un partenariat avec une compagnie pétrolière qui affiche un comportement aussi irresponsable en termes de pollution environnementale et d’éthique d’entreprise.
Force est de constater que les musées sont (trop) souvent absents du débat social, tant en termes de participation active que de thématique abordée.
Quoi qu’il en soit, le fait est que les deux musées néerlandais ont mis fin à leur coopération structurelle avec Shell. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur la justesse de cette décision, mais de constater que les musées ont été impliqués, à leur corps défendant, dans une controverse sur des questions brûlantes. La dimension éthique du sponsoring fait l’objet de débats encore plus virulents aux États-Unis et au Royaume-Uni, où les institutions culturelles sont beaucoup plus tributaires du parrainage par les entreprises. Cela donne lieu à des manifestations militantes largement relayées et commentées par les médias. Il serait trop facile de qualifier celles-ci de simples incidents provoqués par quelques têtes brûlées ne bénéficiant que d’un faible soutien. Qu’ils le veuillent ou non, les musées, en tant qu’institutions publiques à forte visibilité et à haute valeur symbolique, sont entraînés dans des discussions sur de vastes questions de société. Et il y a fort à parier que les pressions exercées sur ces établissements pour qu’ils rendent des comptes sur le choix de leurs partenaires et sponsors vont encore s’accroître au lieu de diminuer.
Cette évolution ne concerne pas seulement les liens avec les sponsors, mais aussi avec d’autres partenaires. Le Stedelijk Museum d’Amsterdam en a fait l’expérience avec le départ retentissant et sans nul doute contraint de sa directrice Beatrix Ruf. Recrutée (notamment) pour sa réputation de power broker entretenant des relations étroites avec les plus grands collectionneurs et galeries du monde entier, elle s’est précisément vu reprocher ces relations (trop) étroites dans la presse et dans les cercles de directeurs de musées, bien que ces derniers s’expriment rarement en public sur ce sujet. En Flandre, tout le monde se souvient encore de l’émoi suscité en 2019 autour du musée des Beaux-Arts de Gand par les rapports qu’entretenait sa directrice de l’époque Catherine De Zegher avec le couple de collectionneurs Toporowski. Dans le sillage d’affaires similaires touchant des secteurs totalement différents, les musées ont été impliqués dans une discussion beaucoup plus large sur la transparence et la nécessité de justifier l’utilisation de fonds publics, mais aussi les partenariats engagés sur le plan commercial et sur celui du contenu des expositions.
© «Mauritshuis».
Cette nécessité pour les musées de donner des explications publiques sur leurs liens avec les sponsors, les collectionneurs et les galeries, mais aussi sur la nature de leurs collections et sur la façon d’exposer celles-ci, apparaît dans le fait que le Rijksmuseum, principal musée d’art et d’histoire néerlandais, a été récemment confronté – par analogie avec les discussions acharnées qui avaient éclaté auparavant dans les pays anglo-saxons – à une remise en cause de sa vision de l’histoire coloniale et du passé esclavagiste des Pays-Bas. Le Mauritshuis a également été emporté dans la tourmente par une controverse sur le rôle de son propriétaire initial, Jean-Maurice de Nassau-Siegen, dans la traite des esclaves au XVIIe siècle. En Belgique, l’AfricaMuseum, dont il a déjà été question plus haut, subit depuis sa réouverture un feu nourri de critiques concernant sa nouvelle scénographie, qui ne mettrait pas suffisamment en lumière le passé colonial du Congo, et en particulier le rôle du roi Léopold II. Quel que soit le jugement que l’on porte sur la question, il est clair que les musées ne peuvent plus se permettre d’ignorer le problème et d’afficher une sorte de neutralité. D’ailleurs, la plupart des directeurs semblent en être parfaitement conscients.
Fin 2017, le Metropolitan Museum of Art
à New York défrayait la chronique pour des motifs tout à fait différents, qui ont causé la stupéfaction de nombreux spécialistes muséaux. Dans la foulée du débat mondial suscité par l’affaire Harvey Weinstein sur le harcèlement (sexuel) et les inégalités entre hommes et femmes, une pétition lancée sur les réseaux sociaux a recueilli en un jour des milliers de signatures contre l’exposition par le musée d’un tableau du peintre franco-polonais Balthus. La nouvelle a fait immédiatement le tour du monde. Tout cela parce que ce tableau de 1937 donnerait une image déformée, voire abjecte ou carrément pédophile, de la sexualité (féminine) naissante et constituerait une parfaite illustration de la lascivité masculine. Si, une fois encore, on peut considérer cela comme un cas déplorable de nouvelle pudibonderie, cet incident illustre toutefois – comme les exemples précédents – que les musées et leurs collections sont devenus une composante intrinsèque et un sujet de débats sociaux, latents et émergents. Une situation à laquelle les musées ne pourront se dérober à l’avenir, c’est là mon intime conviction. J’en veux pour preuve les propos, très commentés dans la presse et sur les réseaux sociaux, d’Emilie Gordenker, la nouvelle directrice du Van Gogh Museum, dans l’émission télévisée Buitenhof
du 9 février 2020. Elle commentait l’acquisition récente d’un pastel de Degas intitulé Femme à sa toilette: «Les musées sont de plus en plus au cœur de la société (…) Dans le cadre du mouvement #MeToo, il est important de mener un débat sur la place du nu féminin au sein des différentes cultures. (…) Je suis heureuse que nous l’ayons acheté et que nous en parlions, car cela permet d’aborder une œuvre d’art sous différents angles.» (Het Parool, 10 février 2020)
© «Metropolitan Museum of Art».
Tiraillés entre différents intérêts sociaux
Dans ce contexte, il est important de noter que les musées ne sont pas à l’époque des institutions autonomes créées uniquement ou même principalement par amour de l’art. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les musées sont avant tout le fruit d’intérêts particuliers – autorités nationales et urbaines, bourgeoisie et élite politique, administrative et financière – souvent inspirés par des attentes et des finalités idéologiques et sociales spécifiques. Si elle ne pose pas de problème en soi, cette instrumentalisation au service d’intérêts autres qu’artistiques et historiques, intrinsèquement liée à la genèse des musées d’art, est rarement évoquée dans les débats actuels. Les musées n’ont pas été fondés comme un contre-pouvoir artistique ou social et n’ont d’ailleurs pas été considérés comme tels. Au contraire, ils constituaient des symboles importants de l’ordre établi. En faisant un bond dans le temps, on peut dire qu’il en va de même pour la majeure partie de la première moitié du XXe siècle. La plupart des musées – du moins en Europe – sont alors financés et gérés par les pouvoirs publics. Il existe bien sûr une vaste activité de mécénat privé en vue de soutenir les initiatives muséales existantes et nouvelles, mais celle-ci n’implique que rarement, voire jamais, un contre-pouvoir explicite.
La situation change après la Seconde Guerre mondiale, lorsque s’ouvre une période d’une trentaine d’années assez exceptionnelle dans l’histoire des musées. À partir de 1950-1955, les musées qui se consacrent à l’art contemporain en particulier – avec le Stedelijk Museum d’Amsterdam, le Van Abbemuseum à Eindhoven et le Boijmans van Beuningen à Rotterdam comme principaux pôles d’attraction, suivis quelques décennies plus tard en Flandre par le S.M.A.K. à Gand, le M HKA à Anvers et le PMMK (aujourd’hui Mu.ZEE) à Ostende – se convertissent en lieux très médiatisés qui s’opposent explicitement aux goûts du public et à sa façon d’appréhender l’art.
Il va sans dire que cette évolution est étroitement liée aux changements fondamentaux qui marquent la société des années 1950 et 1960. On a soudain l’impression que le musée financé par le denier public est devenu un lieu de confrontation, qui laisse une large place aux voix dissonantes. Est-ce encore le cas aujourd’hui? Sans vouloir aborder ici la question intéressante de savoir si cette période a été trop idéalisée, je pense que, depuis les années 1980, des changements importants se sont insinués dans la structure et le fonctionnement des musées, obligeant ceux-ci à opérer plus que jamais dans un contexte de tiraillements entre divers intérêts sociaux.
Quels sont ces changements? Pour n’en citer que quelques-uns: la forte progression puis l’explosion du marché de l’art à partir des années 1980, les évolutions démographiques, une modification radicale de la composition, du contexte et des attentes du public (potentiel), une professionnalisation et une commercialisation tous azimuts, la minimalisation du rôle des pouvoirs publics par une politique d’autonomisation et de privatisation, les attentes croissantes en matière d’affluence, la baisse du financement public et la nécessité accrue d’assurer ses propres revenus, la volonté de travailler en étroite collaboration aussi bien avec le monde des entreprises qu’avec les capitaux et collectionneurs privés, la perte du statut autrefois évident d’institution de «haute» culture pour s’insérer dans le secteur plus large des loisirs et les changements rapides et parfois erratiques en matière de tendances et de goûts. Si une grande partie de ces évolutions sont en soi positives, elles contraignent de nombreux musées à partir en quête de leur identité, d’un nouveau rôle, mais aussi de nouvelles voies et de nouveaux partenaires pour survivre (financièrement).
Si la transmission de connaissances reste la principale vocation des musées, celle-ci doit désormais se déployer dans un contexte d’intégrité et d’ouverture qui laisse une place à la discussion et au débat.
Ce faisant, ils doivent éviter de nombreux écueils et s’aventurer dans un champ de tensions complexe, comme le montrent les exemples mentionnés plus haut. Quelle est l’influence des riches collectionneurs et galeristes sur la politique d’exposition et de collection des musées? Comment et jusqu’à quel point les musées doivent-ils tenir compte des débats politiques et sociaux où s’expriment des opinions très divergentes, notamment sur les questions de l’esclavage, du passé colonial et du multiculturalisme? Doivent-ils prendre en considération des critères éthiques dans le choix de leurs sponsors et autres partenaires? Comment doivent-ils réagir à (une frange de) l’opinion publique lorsque celle-ci lance par exemple une vaste action de protestation dans les médias (et sur les réseaux sociaux)? Comment faire face à l’évolution des sensibilités sociales qui transparaît dans le mouvement #MeToo et les discussions sur l’(in)égalité des genres? Un musée peut-il encore se permettre de monter une exposition critique ou destinée à un public averti, malgré les pressions et attentes en termes de nombre de visiteurs? Quels que soient les choix opérés par les musées, ceux-ci semblent pris au piège dans une toile d’intérêts et d’attentes sociales souvent très contradictoires. Et ces questions ne manqueront pas de se poser avec une acuité accrue au sortir de la crise du coronavirus lorsqu’interviendront pour les musées, et en leur sein même, dans une mesure encore difficile à prévoir actuellement, des changements durables qui risquent de s’accompagner de modifications structurelles.
Y a-t-il une issue ? «Le» musée est-il condamné à rester à la traîne des événements et à être le jouet de forces et d’intérêts sur lesquels il n’a aucune emprise? Constitue-t-il par définition un lieu qui ne peut pas (ou plus) opposer de résistance et doit toujours tabler sur la sécurité en composant avec le plus grand nombre d’intérêts possible? En aucun cas. Aux Pays-Bas comme en Flandre, il existe des musées qui affichent une belle réussite tant conceptuelle que commerciale, prouvant qu’il est tout à fait possible d’emprunter d’autres voies et que c’est en misant sur la qualité, un profil clairement défini et une forte identité que les musées parviennent justement à convaincre tant le public que la presse, les parties prenantes et les bailleurs de fonds. Cependant, l’identité et l’originalité ne font pas tout. Selon moi, le musée a irrémédiablement perdu son rôle d’autorité ou de repère infaillible en matière de goût et de savoir. Si la transmission de connaissances reste sa principale vocation, celle-ci doit désormais se déployer dans un contexte d’intégrité et d’ouverture qui laisse une place à la discussion et au débat. Les musées ont tout à gagner non seulement à fournir des réponses, mais aussi à oser soulever des interrogations et à porter un regard critique sur eux-mêmes, leurs collections, leur histoire et leurs modes de fonctionnement. Prendre position et accepter l’opposition, ce défi n’est pas seulement possible pour les musées, il est inscrit au cœur même de leur ADN. Vieux de près de 2 500 ans, l’incroyable concept du mouseion comme institution publique dédiée aux arts, à la réflexion et au débat n’a rien perdu de sa signification et de sa pertinence, pas plus que les idéaux des Lumières qui imprégnaient les premières initiatives muséales du XVIIIe siècle. La combinaison des deux constitue, du moins à mes yeux, un cadre de référence important et une source d’inspiration pour le futur des musées. Car c’est en tirant les leçons de leur passé que ceux-ci pourront façonner leur avenir. Particulièrement en ces temps difficiles.