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Mon œuvre préférée du palais des Beaux-Arts de Lille

18 octobre 2020 8 min. temps de lecture Les maîtres anciens

Le paysage flamand, au XVIe siècle, se lit, se voit, se vit comme une fable. Les agencements naturels accueillent de nombreux accidents, des péripéties parfois extravagantes, qui ouvrent la voie à la représentation picturale de révélations diaboliques par le rapprochement de scènes imprévisibles. Dans le mélange des formes et des ordres de l’univers qu’autorise la vision fantastique du monde, l’art engendre des associations d’idées dont le contenu énigmatique reste à défricher. Derrière le réalisme de la nature surgit une image double qui fait entendre autre chose de ce qui est dit, autre chose de ce qui est vu. Face aux paysages peints, le spectateur, dans un investissement physique et mental, doit trouver sa place exacte pour gagner la révélation d’un nouveau paysage dans le paysage. Nos yeux sont tout naturellement fascinés par une peinture de Lucas van Valckenborgh (vers 1535-1597).

Depuis son entrée au musée des Beaux-Arts de Lille, le tableau La Prédication de saint Jean-Baptiste (vers 1566?) a bénéficié de nombreuses attributions, ce qui en dénote la grande richesse stylistique. Les historiens d’aujourd’hui le disent même moderne, ce qui signifie en rupture avec la tradition. Ils privilégient de ce fait l’attribution la plus tardive dans le siècle. Cependant, la richesse d’écriture dont il fait preuve est bien le fruit d’une longue tradition toujours présente dans l’image. L’artiste y fait la démonstration d’une volonté de permanence comme d’actualité qui le libère des travers stylistiques et des procédés de composition.

C’est pourquoi on a pu citer à son propos les noms de Joachim Patinir, de Herri met de Bles, du monogrammiste de Brunswick, de Lucas Gassel, de Jan van Amstel, du Maître des Disciples d’Emmaüs de Liège, jusqu’à Lucas van Valckenborgh à qui l’œuvre est attribuée aujourd’hui. Plus que des incertitudes ou des tâtonnements, ces noms révèlent autant de traces qui construisent la complexité de la composition. Loin de tout éclectisme, l’équilibre de la composition laisse penser que le peintre connaissait l’art de Pieter Bruegel. Le traitement graphique le rapproche d’un Moïse frappant le rocher conservé à la Maagdenhuis d’Anvers, mais aussi d’un paysage avec les pèlerins d’Emmaüs que l’on peut voir au musée d’Art religieux de Liège. L’écriture réfléchie devient presque canonique pour les paysages de l’époque.

Les événements du temps

De part et d’autre d’une oblique se crée une double dynamique: description méticuleuse de détails utiles à la compréhension rassemblés dans la partie inférieure du tableau, sur un fond minéral et végétal brun et vert où agissent et s’expriment des figures en grand nombre. Au réalisme de ces scènes de proximité fait pendant le lointain de l’autre côté de l’oblique, chargé de symboles au traitement atmosphérique. L’eau et l’air dominent avec leur couleur bleu-vert et jaune-beige. La différence des deux parties n’entrave pas la continuité visuelle établie depuis Met de Bles, sans cette douceur qui le caractérise. Elle souligne cependant le double lieu du sens: tropologique présent et allégorique imaginaire, avec cet accompagnement d’architectures et de scènes lointaines qui constitue la finalité spirituelle et politique de cette Prédication de saint Jean-Baptiste. De Patinir à Pieter Bruegel l’Ancien, l’évolution dans le traitement iconographique de la prédication illustre le changement de fonction de ce thème vers une forte résonance des événements du temps. Patinir présente un Jean-Baptiste au premier plan à gauche afin d’ouvrir l’image au sens de la lecture. La scène concomitante du baptême du Christ est plutôt placée en arrière-plan à droite. La foule composée de quelques auditeurs présente déjà une variété sociale comme une différence d’écoute. Pour asseoir sa parole, Jean-Baptiste improvise un pupitre avec une branche.

L'ensemble de l'iconographie incline à voir ici la représentation d'un prêche clandestin, comme le pratiquaient les anabaptistes d'esprit réformé.

Les personnages sont plutôt vêtus à l’antique et quelques Orientaux évoquant la variété du monde sont là. Avec Met de Bles, auteur d’une bonne vingtaine de Prédications, la foule augmente considérablement, jusqu’à comporter plus de deux cents personnes. Aux côtés des tenues antiques prolifèrent les costumes orientaux. La ville apparaît au loin et la forêt aux abords semble accueillir une prédication à l’écart, peut-être clandestine, catholique ou réformée. La Prédication de saint Jean-Baptiste, d’une constitution riche et complexe, décrit tous les aspects du thème dans leur simultanéité et leur exhaustivité tels qu’ils apparaissent dans les années 1560. Elle devient un support de message important dans le domaine spirituel et politique, à l’image d’une pratique mise en place par Pieter Bruegel l’Ancien, souvent reprise par son fils Pieter le Jeune.

Contrairement aux prédications de Patinir et de Met de Bles qui présentent encore ce caractère mémoriel, biblique, notre tableau est entièrement actif, concerné par le temps présent, à la fois réel et symbolique. La situation politique et religieuse impose que la prédication se fasse désormais à l’écart de la ville, abritée par la forêt. Dans un plan intermédiaire on découvre Jean-Baptiste prêchant, protégé par sa branche. L’auditoire qui l’a suivi, comptant au moins cent soixante personnages, est en majorité composé de contemporains du peintre, ce qui affirme le caractère tropologique de cette interprétation.

À l’assemblée populaire pleine de ferveur composée de paysans et d’artisans s’opposent, en léger contrepoint, les figures de quelques puissants flamands accompagnant un noble et sa dame qui semblent être les occupants du château, de l’autre côté de la rivière. Leur maintien à l’écart de la prédication exprime une position de défiance. Trois personnages en costume oriental semblent contempler et même pour l’un désigner une mère et son enfant endormi dans l’attitude de l’innocence et de l’insouciance caractéristique de la conception anabaptiste vis-à-vis de ceux qui viennent au monde. Ces réformateurs, parfois radicaux, rejettent le baptême des enfants afin d’affirmer la conscience qui permettra de conduire vers la mesure de la violence, vers le refus de la soumission de la religion au prince. Le nécessaire baptême de l’âge adulte est rappelé dans l’image par le baptême du Christ au bord de la rivière dont Matthieu nous dit qu’il avait trente ans. Cette scène évoque peut-être le retour des trois Mages devant un enfant qui ressemble à l’enfant Jésus. Ce sont aussi des Turcs infidèles, figures contemporaines du peintre à l’égal des nobles flamands, nouveaux pharisiens du récit des Évangiles de Luc. Qui est ce personnage énigmatique? Nonchalamment appuyé sur le tronc de l’arbre et dont le regard domine et balaye toutes les scènes jusqu’au fin fond du paysage. Il semble extraire une unité dans sa méditation, arborant une figure narquoise et patiente, il se pourrait bien que ce soit le diable, pelle à la main, se tenant prêt à enterrer les morts.

Prêche clandestin

L’inattention à la parole de Jean-Baptiste qui caractérise ces deux groupes semble l’emporter, dans cette puissance contradictoire due à leur position de premier plan, sur la parole du prêcheur. À cette indifférence se joint celle des enfants occupés à une partie de boules. Leur attention à ce jeu démontre allégoriquement qu’elle n’est pas la bonne, le jeu de boules symbolisant en effet «le passage de la confusion terrestre à la lumière spirituelle […] de la vision charnelle et réduite jusqu’au parfait discernement», selon la conception de la vision progressive théorisée par Nicolas de Cues qui sert de métaphore de l’acuité visuelle.

Dans l’émergence des images animées par l’esprit de réforme, le tableau est le théâtre d’une union entre le geste physique et l’effort mental. Loin de l’icône et proche de l’écriture, le principe de la description, au contraire de la narration, permet l’image à scènes multiples qui n’imposent pas de hiérarchie dans la lecture. Pour le méditant l’image fait office de miroir, l’âme chemine, s’y voit et s’y perd. De ce côté de l’image, les tensions règnent, exprimées par l’agitation de Jean-Baptiste comme par la surveillance menaçante de la soldatesque, ombre du duc d’Albe, dont le costume confirme la datation. En contrepoint de ce présent actuel, le lointain empreint d’une atmosphère symbolique n’en est pas moins émaillé de notations réalistes. Les symboles qui établissent par leur configuration le cadre général, la ville, Jérusalem céleste et lieu du pouvoir spirituel, s’opposent au pouvoir temporel représenté par le château tandis qu’au bord du Jourdain se déroule le baptême du Christ. En 1909, F. Benoit avait identifié l’édifice comme étant le château de Walzin, au bord de la Lesse, un affluent de la Meuse près de Dinant. Venant de la ville, un haut dignitaire ecclésiastique juché sur une mule s’apprête à intervenir.

L’ensemble de l’iconographie incline à voir ici la représentation d’un prêche clandestin, comme le pratiquaient les anabaptistes d’esprit réformé, différent de la tranquille activité biblique rencontrée chez Patenir et des rassemblements populaires chers à Met de Bles. Ces prêches clandestins sont ceux représentés par Pieter Bruegel l’Ancien, dont les sympathies pour la Réforme étaient connues, inscrits dans l’actualité d’alors annonçant dans les années 1560 la violence émergente de l’iconoclasme. Dans son rapport à la composition, l’analyse iconographique nous conduit à envisager l’attribution de ce tableau à un artiste tel que Lucas van Valckenborgh, hypothèse déjà évoquée par G. Martien. Il aurait été peint vers 1566, avant son départ pour Liège en raison de ses sympathies pour la Réforme. C’est l’artiste qui, sans l’atteindre, est le plus proche de Pieter Bruegel l’Ancien par ce mélange de grandeur et de sens de l’anecdote, d’exactitude historique et topographique, et que sa jeunesse à Malines pouvait rendre familier de ce type de paysages.

Alain Tapié

Alain Tapié

conservateur en chef honoraire des musées de France - directeur honoraire du palais des Beaux-Arts de Lille

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