Mon œuvre préférée du musée des Beaux-Arts de Rennes
Au musée des Beaux-Arts de Rennes est exposé un tableau intitulé Saint Luc peignant la Vierge, datant de la période mûre du peintre Maarten van Heemskerck (1498-1574), originaire de Haarlem. Cette œuvre démontre l’achèvement du processus d’émancipation du peintre. Par ailleurs, elle contient diverses leçons.
Dans Saint Luc peignant la Vierge, les personnages et les objets sont inscrits dans un espace convaincant et envoûtant. La reproduction des vêtements, des objets et de l’architecture témoigne d’un usage raffiné des coloris et d’une maîtrise consommée du matériau. En outre, le contenu du tableau s’avère particulièrement riche en raison de la symbolique que le peintre y a intégrée. Une représentation unique de saint Luc en découle, aussi bien dans son rôle d’évangéliste, de médecin que de peintre.
Le sujet est inspiré de la légende byzantine selon laquelle l’évangéliste Luc aurait peint un tableau de la Vierge. La guilde de Saint Luc, qui réunissait les artistes, a particulièrement exploité ce thème, en particulier aux Pays-Bas.
© musée des Beaux-Arts de Rennes.
Il est probable que Maarten van Heemskerck ait réalisé cette huile sur panneau pour la Nouvelle Église de Delft, car d’après les archives il aurait fourni un retable à la guilde de Saint Luc de Delft en 1550-1551. Il connaissait certainement la version souvent reproduite de Roger de la Pasture (qui se trouve aujourd’hui à Boston) accrochée alors dans la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles. À l’instar de Roger de la Pasture, il a dépeint saint Luc et la Vierge proches l’un de l’autre, avec une échappée sur l’arrière-plan. Toutefois, alors que De la Pasture a représenté saint Luc respectueusement agenouillé, tentant de capturer les traits du visage de Marie dans un rapide croquis, chez Van Heemskerck saint Luc est pontificalement assis sur un siège. Sa jambe gauche est posée sur deux volumes pour mieux soutenir le panneau qui repose sur son genou et sur lequel il travaille. Il porte des vêtements fantaisistes, mais sa bague est armoriée du sceau de la guilde de Saint Luc; son visage glabre, creusé de rides, et ses cheveux blonds bouclés sont d’un tel réalisme que vous pourriez facilement le présenter à votre propre cercle d’amis. La Vierge elle-même s’apparente beaucoup moins à une apparition céleste qu’à une jeune femme solidement bâtie qui ne semble pas s’opposer à la longue séance de pose qui l’attend. Elle ne possède pas d’auréole. Cependant il ne s’agit pas d’un hasard si Van Heemskerck a peint une voûte céleste juste au-dessus de sa tête, qui rappelle son rôle de reine du ciel. Un autre symbole religieux est le perroquet que tient l’Enfant Jésus dans la main et à qui il donne des noix. Le perroquet symbolise traditionnellement l’Immaculée Conception; la noix, elle, fait référence au Rédempteur lui-même.
Van Heemskerck a, à travers sa Vierge, rendu hommage à un célèbre contemporain, Michel-Ange, son exemple suprême.
Le bœuf, qui symbolise l’évangéliste Luc depuis le début du Moyen Âge, prouve bien que le peintre n’est pas non plus un mortel ordinaire. La pesante bête est sagement allongée aux pieds de son maître tel un animal de compagnie, tandis que saint Luc ne semble pas remarquer que son lourd sabot froisse les pages d’un grand livre. Les pages du milieu de cet ouvrage sont blanches, ce qui pourrait signifier que l’Évangile de saint Luc n’a pas encore été écrit à ce moment-là. Le bœuf a également renversé un urinal, symbole de la profession médicale de saint Luc. Le liquide se déverse sur le sol, mais il est difficile de déterminer si ce détail a une signification symbolique ou s’il est censé être humoristique.
L’ouvrage ouvert face au spectateur, au premier plan à droite, constitue un autre attribut du corps médical. Sur la page de gauche est inscrit le titre en grec du De anatomicis administrationibus, ouvrage rédigé par le médecin de l’Antiquité Galien. La version latine de ce livre a fait partie des ouvrages de référence dans le domaine des sciences médicales jusqu’aux alentours de 1550. La page opposée, quant à elle, est ornée d’illustrations tirées des planches anatomiques de récents ouvrages du médecin bruxellois André Vésale, fondateur de l’anatomie moderne. Les volumes rangés en haut à droite dans une niche, écrits par Dioscoride et Nicandre, médecins de l’Antiquité, appartiennent également au domaine de la médecine. Ces auteurs ont respectivement écrit au sujet des plantes médicinales et des antidotes. La profession de médecin de saint Luc est également illustrée par la citation latine issue de la lettre de Paul aux Colossiens (4:14), qui figurait sur le cadre original du retable: «Luc, le médecin bien-aimé, vous salue». Manifestement, saint Luc n’est pas présenté ici comme un simple chirurgien, mais comme un érudit humaniste ayant reçu une formation approfondie en sciences médicales. En outre, la signification religieuse reste intacte, car au XVIe
siècle le Christ était régulièrement représenté comme un médecin ou un pharmacien ou était surnommé «le vrai remède».
Enfin, le tableau contient une troisième leçon particulièrement importante pour les confrères de Van Heemskerck: la connaissance, chez l’artiste aussi, est indispensable. Après tout, on attendait de l’artiste moderne qu’il peigne le corps humain de manière convaincante, ce qui nécessitait des connaissances anatomiques. Cette règle s’appliquait non seulement aux peintres, mais aussi aux sculpteurs, représentés ici par le sculpteur achevant une statue classique de Jupiter en marbre dans la cour, et aussi aux graveurs d’estampes du XVIe siècle exerçant leur métier en haut, dans la loggia. Ce manuel d’anatomie placé au premier plan joue donc un rôle essentiel pour les artistes également. À cette époque, esquisser le portrait de modèles vivants nus demeurait encore inhabituel. Afin de comprendre la constitution du corps humain, il était donc conseillé aux artistes de copier des statues antiques. Les nus des sculpteurs de la fin de l’époque hellénistique, en particulier, étaient d’un tel réalisme naturel que la position des os et des muscles pouvait facilement être suivie. Lors de son séjour à Rome de 1532 à 1536 /1537, Van Heemskerck avait dessiné dans son carnet de croquis de nombreuses statues antiques ou des parties de celles-ci, tant dans le Belvédère papal que dans les nombreuses collections privées de sculptures, comme la Casa Sassi. Il a d’ailleurs intégré le cortile de ce palazzo à l’arrière-plan de son tableau. Les quatre sculptures représentées se trouvaient toutes dans cette cour, notamment l’Apollon en basalte vert foncé situé dans la niche de droite, peint de manière inversée par Van Heemskerck, tout comme les autres sculptures. Sur le sol, il a reproduit un écoulement d’eau de pluie sous la forme d’un masque, comme il l’avait dessiné dans le cortile du Palazzo di Cantone.
Van Heemskerck a pris au pied de la lettre l’exhortation selon laquelle les peintres devaient prendre pour exemple la sculpture antique. En effet, la statue en granit rose foncé assise au milieu du cortile a servi de modèle à la posture de la Vierge, y compris pour la ceinture haute et les drapés sur les genoux.
Cependant, Van Heemskerck a également, à travers sa Vierge, rendu hommage à un célèbre contemporain, Michel-Ange, son exemple suprême. Van Heemskerck a emprunté les robustes pieds croisés de Marie, ainsi que son geste de la main, à la silhouette du prophète Isaïe représenté sur le plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange. Le contrapposto de l’enfant Jésus s’inspire de la Vierge en marbre de l’artiste italien, qui se trouvait dans l’église Notre-Dame de Bruges depuis 1504. L’enfant se tient debout, appuyé contre sa mère, une jambe plus élevée que l’autre, et plie un bras devant son buste, tout en regardant dans la direction opposée.
L’inspiration prime sur le professionnalisme
En 1532, Van Heemskerck avait peint une version radicalement différente, mais tout aussi originale de ce thème, qu’il offrit en cadeau à ses collègues de la guilde de Saint Luc lorsqu’il partit pour l’Italie. Sur ce tableau, le peintre Luc n’est pas entouré de livres ou d’exemples classiques, mais derrière lui se trouve la personnification de l’inspiration poétique qui guide sa main lorsqu’il peint. L’idée selon laquelle, aux yeux d’un artiste, l’inspiration artistique prime sur la compétence technique tant estimée au Moyen Age a fait partie du processus d’émancipation de l’artiste qui, à la Renaissance, a tenté de se détacher de sa position subalterne d’artisan et souhaitait que son art soit reconnu comme faisant partie des artes liberales, les arts libéraux pratiqués grâce à «l’intellect».
© M. Svensson.
Dans le panneau conservé à Rennes, l’inspiration artistique semble déjà faire naturellement partie du processus. Le nouveau concept qui émerge de cette représentation découle à la fois de la théorie et de la pratique de l’art italien: à l’instar des érudits humanistes, l’artiste ne peut se passer des connaissances scientifiques; en outre, il doit suivre et (si possible) dépasser les grands exemples de l’art antique et contemporain. Et c’est précisément ce à quoi Van Heemskerck a toujours aspiré.
Comment une œuvre aussi importante et de si grande envergure s’est-elle retrouvée en Bretagne? ll est vrai que le tableau avait survécu à l’iconoclasme de 1566; mais, lors de la transition officielle du culte catholique au protestant, quelques années plus tard, tous les retables et statues de saints ont été retirés des églises. Une grande partie de l’œuvre de Van Heemskerck a alors été perdue, tandis que le reste a été exposé dans les mairies ou vendu à l’étranger. On fait mention de l’œuvre qui se trouve aujourd’hui à Rennes pour la première fois en 1705 dans la salle d’exposition de l’hôtel de ville de Nuremberg. Le tableau a été saisi par l’armée napoléonienne en 1801 et deux ans plus tard le Louvre en a fait don au musée des Beaux-Arts de Rennes. En 1815, la Bavière a envisagé pendant un temps de demander le retour du tableau, puis s’est ravisée par crainte que le coût du transport ne dépasse la valeur du panneau. C’est ainsi que la France a acquis l’une des peintures les plus originales et les plus intéressantes du XVIe
siècle néerlandais.