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Rembrandt vu par le siècle des Lumières

28 novembre 2025 6 min. temps de lecture Chronique parisienne

De nos jours, il fait incontestablement partie des grands maîtres, cependant Rembrandt ne jouissait pas encore d’une telle réputation un siècle après sa mort. Comment ses successeurs immédiats le percevaient-ils? Une exposition nous invite à suspendre notre regard contemporain et à contempler le peintre néerlandais à travers les yeux du XVIIIe siècle.

Imaginer le regard que les contemporains de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) ont porté sur Rembrandt (1606-1669), tel est l’impossible défi de l’exposition Le Phare Rembrandt, labellisée d’intérêt national par le ministère de la Culture. Le musée des Beaux-arts de Draguignan nous convie à une expérience singulière à travers un florilège d’œuvres du peintre néerlandais, de Fragonard, Jean-Baptiste Greuze et de Jean Siméon Chardin.

Vénéré au XIXe siècle comme un maître absolu, et pas seulement par Baudelaire qui l’assimilait dans une métaphore poétique à un «phare», Rembrandt était perçu comme l’anticipation de l’artiste romantique par son formidable lyrisme. Le Néerlandais inspirait pourtant un siècle plus tôt des opinions plus mitigées. Pierre-Jean Mariette, figure indétrônable du connoisseurship confiait dans ses notes des années 1720: «Des gens qui ont vu ce portrait de J. Six m’ont assuré qu’il était extrêmement mauvais, et je n’ai pas de peine à le croire». Quelques années plus tard, cet œil éclairé du siècle des Lumières se ravisait: «Depuis que j’en ai vu une épreuve entre les mains de M. Sevin, j’en ai une tout autre idée».

Les propos du marchand et célèbre collectionneur illustrent la réception contrastée du peintre. Il n’était pas le seul à douter des talents de Rembrandt. En 1751, le marchand Edme-François Gersaint le jugeait «paré de défauts d’inattention et d’indécence». L’abbé de Fontenay le trouvait «sans noblesse» et le naturaliste et collectionneur Antoine-Joseph Dezallier d’Argenson, «peu correct et singulier dans ses pensées».

Une histoire du goût et du dégoût

Rien n’est à la fois plus passionnant et impossible que de comprendre rétrospectivement les critiques dont un artiste a pu faire l’objet. Certes, Rembrandt suscitait déjà des réserves au siècle précédent. On songe à l’historien de l’art Joaquim von Sandrart (1606-1688) qui lui reprochait «d’entrer en conflit et de contredire nos règles de l’art, comme l’anatomie et les proportions du corps humain, la perspective et l’enseignement des statues antiques, l’art de dessiner de Raphaël et l’éducation convenable et aussi l’académie la plus hautement nécessaire à notre profession».

Plus tard, il lui concèdera toutefois de savoir «superbement représenter dans sa simplicité avec la vigueur naturelle dans le coloris et un relief saisissant». Il opposait au déni des règles la seule nature, la maîtrise du chromatisme et du clair-obscur.

En France, le regard encore plus formaté par l’Académie n’était pas plus indulgent. On était spontanément rétif à des talents ignorants le canon de l’antiquité classique. La réception du Néerlandais y a donc été tout aussi réservée.

La reconnaissance par le marché de l’art

Au XVIIe siècle, du vivant de Rembrandt, le prix de ses œuvres allait de quelque 60 florins jusqu’à plus de 2 500 florins pour des tableaux d’histoire très travaillés, enregistrant déjà de fortes variations selon les œuvres. Un siècle plus tard, en France, la peinture d’histoire se situait au sommet de la hiérarchie académique, ce qui favorisera l’essor du marché du maître hollandais. Le siècle d’Or figurait alors dans de grandes collections, celles de Louis XIV, du prince de Carignan, du marquis de Lassay et de la comtesse de Verrue.

À l’approche de la Révolution, l’intérêt ne faiblit pas; il va au contraire s’accroitre. Quant à l’Angleterre, elle est prise d’une véritable «folie» à en croire les témoignages de contemporains britanniques, surtout lorsque est publié en 1751 le premier catalogue raisonné de Rembrandt par le marchand Edmé-François Gersaint. Ce dernier fera pas moins de douze voyages aux Pays-Bas, alors que les deux nations sont en guerre. En précurseur du connoisseurship, il s’attache même à distinguer les toiles de la main du maître de celles de ses suiveurs.

L’aveu d’admiration de Rembrandt par les artistes

Les collectionneurs sont ceux qui l’aiment le mieux et qui, aujourd’hui, nous permettent de mieux comprendre la teneur d’une appréciation parfois réservée. On était sensible à l’extraordinaire «intelligence» de la lumière de La Sainte Famille avec sainte Anne, mère de la Vierge, acquis en 1793 par le musée du Louvre pour la somme colossale de 17 120 livres. La peinture avait figuré dans plusieurs prestigieuses collections parisiennes, celle du marquis de Voyer notamment qui la décrivait ainsi: «Ce qui est dans l’ombre n’est point noir. Les reflets y sont si bien entendus, tout y est si bien rendu dans les tons de la nature, que l’on peut regarder ce tableau comme un chef-d’œuvre de clair-obscur».

Le Berceau de Fragonard qui la côtoie à Draguignan, lui rend hommage par sa lumière contrastée et sa palette chatoyante. L’exposition prend soin de reconstituer quasi scientifiquement le contexte historique en indiquant les Rembrandt dans les collections parisiennes. Yohan Rimaud, son commissaire, a scrupuleusement sélectionné une douzaine de toiles, toutes connues pour être de la main du maître ou considérées comme telles au XVIIIe siècle.

L’admiration pour le peintre rejaillit à travers sa confrontation avec des œuvres qui lui doivent leur inspiration. Les têtes de vieillards étaient appréciées d’Antoine Coypel, Charles-Joseph Natoire et surtout Fragonard qui les a copiées. À Draguignan, deux exemples en font l’éclatante démonstration, outre la copie de son autoportrait par Fragonard. Ainsi que le souligne Yohan Rimaud, ces «pastiches rapprochèrent peintres et amateurs –mais aussi marchands-experts». Quand le baron Grimm dit du Souffleur de Chardin qu’il est digne de Rembrandt, on commence de l’entendre comme un éloge.

La consécration

Au terme du XVIIIe siècle, on reconnaît l’apport du peintre néerlandais. Son influence illumine les clairs-obscurs auxquels s’essaient Jean-Baptiste Oudry dans La Lice et ses petits, ou Hyacinthe Rigaud dans La Présentation au Temple. Chardin lui emprunte son attention aux choses, y compris les plus modestes. Dans ses natures mortes, il empâte sa touche pour mieux accrocher la lumière et traduire la variété sensuelle des textures. Greuze dans le portrait du graveur Jean-Georges Wille retient le «sens de la vérité parfaite» dans le rendu du grain de l’épiderme autant que dans la force expressive typiquement «rembranesque», mot qu’invente d’ailleurs le XVIIIe siècle. Ce sont là autant de traits présents dans le magnifique Autoportrait de Rigaud.

À la fin du siècle, son génie est incontesté; il détrône la suprématie italienne et sa présence dans les collections est incontournable, alors qu’on ne connaissait guère que ses gravures cent ans plus tôt. Son prestige rejaillit sur la peinture du Nord dans son ensemble. Rembrandt nous a appris à l’aimer. Il a élargi le champ des possibles dans une histoire du goût à laquelle il a largement contribué.

Le phare Rembrandt le mythe d’un peintre au siècle de Fragonard, exposition labellisée d’intérêt national, est présentée au musée des Beaux-Arts, Draguignan, jusqu’au 15 mars 2026.

On pourra aussi consulter l’ouvrage Le phare Rembrandt le mythe d’un peintre au siècle de Fragonard, coédition musée des Beaux-Arts de Draguignan / In Fine éditions d’art, Paris, 2025.

Geneviève-Nevejan

Geneviève Nevejan

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