arts, littérature

Jan Bucquoy: un art de lèse-majesté

Jouant un rôle de trait d’union entre les cultures néerlandophone et francophone, ce touche-à-tout a fait de l’anarchisme son état d’esprit et sa philosophie. Et rien ni personne n’échappe à son vitriol, pas même le sacro-saint Tintin. Portrait de Jan Bucquoy en jeune homme iconoclaste.

Artiste multidisciplinaire, scénariste de bande dessinée, réalisateur, metteur en scène de théâtre, acteur, roi antiroyaliste des happenings, activiste, fondateur du musée de la Femme, du musée du Slip, animateur du café libertaire le Dolle Mol à Bruxelles, Jan Bucquoy est davantage qu’un provocateur passé maître dans une offensive contre les bienséances, le bon goût, les conventions morales, le règne de la marchandise, l’empire du capital. Né en 1945 à Harelbeke, en Flandre-Occidentale, issu d’une famille ouvrière et militante (son père est antiroyaliste, communiste, sa mère non-croyante), celui qu’on présente comme un artiste situationniste et post-surréaliste, comme un fils spirituel de Marcel Mariën, s’avance tel un Till l’Espiègle iconoclaste, un dynamiteur du conservatisme social, de la société du spectacle.

Jan Bucquoy délivre une œuvre bouillonnante, pléthorique, irrévérencieuse, qui ridiculise le système politique, les institutions, la royauté. C’est ce qui ressort de la cinquantaine de bandes dessinées dont il est le scénariste, qui épousent les climats du fantastique, du réalisme magique, de la fable politique, mais aussi de ses films marquants (La Vie sexuelle des Belges 1950-1978, Camping Cosmos avec Lolo Ferrari, Fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde, La Jouissance des hystériques, La Dernière Tentation des Belges…), ses happenings anarchistes, comme la réduction en cendres d’une toile de Magritte, de ses tentatives annuelles de «coup d’État» de la monarchie belge, les entartages aux côtés de Noël Godin…, ainsi que de sa BD La Vie sexuelle de Tintin, une parodie érotique qui déboulonne Hergé.

Semeur de controverses

Trait d’union entre la culture francophone et la culture néerlandophone, électron libre qui incarne la survivance joyeuse, rabelaisienne de Mai 68 et des Provos néerlandais, pourfendeur de Tintin, héros de la Belgique qui incarne à ses yeux «l’image enfantine du fascisme belge», Jan Bucquoy brocarde les racines réactionnaires, le nationalisme de la Flandre catholique, le conservatisme d’une Belgique dont il ausculte l’identité dans un alambic féroce.

Dans ses films, le terreau autobiographique sert à composer des fictions politiques, engagées, dont l’animal emblème est sans doute la taupe. Le nom du café Dolle Mol (la taupe enragée), qui était situé rue des Éperonniers, non loin de la Grand-Place de Bruxelles, élit la taupe en emblème de la puissance subversive, insurrectionnelle. C’est Marx qui a associé la figure de la taupe (qui passe également sa tête dans la pièce Hamlet de Shakespeare) à l’artisan de la Révolution. Animal qui creuse les galeries souterraines dans le ventre de l’Histoire, elle fait trembler les puissants, secoue l’ancien monde et délivre un nouveau présent.

Féru de psychanalyse, des écrits de Lacan qui imprègnent ses œuvres (en témoigne le titre de La Jouissance des hystériques, film sorti en 2000), adepte du détournement situationniste des sources, il sème le scandale, démasque l’hypocrisie de la bien-pensance, montre ce que la société cache, réprouve, darde son esprit critique sur les zones taboues, sur l’interdit, sur les pulsions, le continent de l’inconscient.

Étudiant la littérature à Grenoble, la philosophie à l’université de Gand, la réalisation à l’Insas de Bruxelles, les sciences politiques à Strasbourg, fréquentant l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg, il a mis en scène dans les années 1960 Jean-Paul Sartre, Bertolt Brecht, Rainer Werner Fassinder, Michel de Ghelderode, optant pour une approche expérimentale et avant-gardiste qui a soulevé nombre de controverses.

Réalisme magique et anarchisme

Pour ôter les masques des conventions, descendre dans les eaux qui échappent à la conscience, démonter les mécanismes d’asservissement collectif, le biopouvoir et les rouages de l’aliénation, il recourt au réalisme magique. Celui-ci imprègne la série de bande dessinée Jaunes (avec le dessinateur Tito), au fantastique, aux jeux entre réel et irréel dans les séries Alain Moreau (avec le dessinateur Marc Hernu), Chroniques fin de siècle (avec le dessinateur Jacques Santi).

Des œuvres majeures comme le thriller politique Le Bal du rat mort, La Nuit du bouc, Autonomes, Camp de réforme B., L’Amante religieuse scénarisent la puissance subversive de la sexualité, la lutte à mort entre les militants de la guérilla urbaine et l’État, entre l’anarchisme et l’Église, les activistes et l’OTAN, les luttes en faveur de l’émancipation. Dans la série d’albums Les Chemins de la gloire (avec Daniel Hulet comme dessinateur), le personnage de Raymond Lécluse présente des ressemblances avec Lucien de Rubempré d’Honoré de Balzac. Ce fils de prolétaires aspire à une autre vie. À l’instar de Lucien de Rubempré, il rêve de splendeur, de justice.

Chez Jan Bucquoy, l’anarchisme est un état d’esprit, une philosophie en acte qui empêche tout mouvement (soit-il le surréalisme ou situationnisme) de se figer, de se voir récupérer et embaumer par l’establishment. Depuis les années 1960, il court dans des sentiers qui échappent à tout formatage, secoue des formes d’art qui sont des formes de vie et s’engage dans une psychanalyse sauvage du collectif. Aucun compromis ni découragement dans les combats à mener, aucun assagissement ni essoufflement dans les pavés à lancer dans la mare du conformisme et dans les gencives d’une société de surveillance généralisée.

Iconoclasme affirmatif

En 2014, dans un entretien avec Sabine Beaucamp, Bucquoy affirme «Je me suis tou­jours situé de la même façon : ani­ma­teur cultu­rel en milieu popu­laire et en milieu hos­tile. J’emploie plein de médiums dif­fé­rents comme le musée, l’art plas­tique, les expo­si­tions, les films, le one-man-show, le hap­pe­ning pro­vo­ca­teur, etc. […] Le rôle de l’art passe par le décon­di­tion­ne­ment de l’homme.» (1)

Le dadaïsme, la liberté de Jean-Luc Godard, les pensées de Nietzsche, Marx, Debord, Vaneigem, les écrits de Bukowski, de Henry Miller, il les brasse dans une culture qu’il revendique comme populaire, dans un art estampillé lèse-majesté. Pour clôturer ce portrait, on voyagera du côté de Serge Gainsbourg, d’un quatrain de la chanson «No comment» dont on modifiera le dernier vers.

«Si j’ai quoi affirmatif et quoi d’autre no comment
Si j’aime ça affirmatif quel côté no comment
Peu importe affirmatif c’que j’préfère no comment
Iconoclaste affirmatif éternel ooh ooh ooh»

Signalons qu’une exposition de Jan Bucquoy, en duo avec Didier Jacquier, se tiendra du 3 octobre au 12 octobre à l’Hôte Gallery de Bruxelles. Un lieu qui a accueilli en juin une exposition duo de Vincent Peal et Jan Bucquoy.

1. «Jan Bucquoy, Surréaliste et vivant», propos recueillis par Sabine Beaucamp, in Agir par la culture, n° 37, printemps 2014.

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