Autour du nom de Filip De Pillecyn flotte un parfum de controverse en raison de son passé de collaborateur. L’homme était aussi écrivain et un important représentant du néoromantisme flamand. Son roman de 1950, Le Passeur d’eau et la gente demoiselle, a récemment paru en traduction française, inaugurant ainsi la nouvelle collection «Horizons néerlandophones» aux éditions de L’Harmattan.
Né à Hamme en Flandre-Orientale en 1891, mort à Gand en 1962, Filip De Pillecyn est l’auteur de romans (Ombres, Hans de Malmédy, Le Soldat Johan, Jan Tervaert, Monsieur Henri, Accepte la vie…), de nouvelles (Monsieur Hawarden, La chevauchée, Le message…), de poèmes (Onder den hiel, Sous la botte), d’essais, de biographies, de pièces de théâtre, en plus d’avoir été journaliste au quotidien flamand De Standaard. Figure controversée des Lettres flamandes en raison de sa collaboration avec l’Occupant durant la Deuxième Guerre mondiale, De Pillecyn est l’un des principaux représentants du néoromantisme en Flandre.

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Tiraillement et mise en tension
Traduit par Dorian Cumps qui accompagne le roman d’une postface éclairante, Le Passeur d’eau et la gente demoiselle nous plonge au cœur d’un récit lyrique situé dans les Pays-Bas autrichiens de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ode à la région natale de De Pillecyn, à la splendeur de la nature, aux paysages qui bordent l’Escaut, le roman campe un personnage complexe, un jeune batelier tiraillé entre deux femmes, la jeune servante Anne-Marie, lascive, charnelle, et la fille d’un châtelain.
Amour d’une nature bucolique, édénique, perçue comme un contrepoids aux vanités et à l’agitation désordonnée de la ville, écriture lyrique s’abandonnant à décrire l’influence des lieux, des paysages sur les personnages, solitude du passeur d’eau qui se découvre fils d’une idylle entre sa mère et un jeune noble passant dans la région, mise en tension de la passion sensuelle et de l’amour éthéré… autant de traits, de thèmes, d’aspects formels qui élèvent l’ouvrage au rang d’un chef-d’œuvre du néoromantisme.
Par la grâce d’une mise en abyme, le roman devient à son tour une embarcation menée par le passeur Pillecyn. L’hésitation psychique, amoureuse, entre deux types de femme que tout semble opposer, entre la servante bohémienne qui, se disant «fille de la lune», incarne la tentation, le plaisir des sens, et la demoiselle délicate, communiant avec la nature, se présente comme l’image de l’écartèlement géographique entre les deux rives du fleuve l’Escaut.

«Il s’approche et voit une femme: dos, bras et cuisses, dans la partie inondée de soleil de l’étang. Parfois, une main lisse ses cheveux blonds vers l’arrière. Elle nage lentement, sans but apparent et son dos est d’une blancheur blonde.
Le passeur retient son souffle. Il ne pense pas qu’il soit inconvenant d’observer, caché par le feuillage, cette naïade, qui est la fille du seigneur de Hovel. Il voit uniquement la beauté de ce qu’il peut discerner de son corps dans l’étang légèrement agité.»
La dimension historique, la veine psychologique se voient déportées dans une atmosphère introspective qui double le réel par l’univers onirique. Des passerelles relient les émois intérieurs et les paysages extérieurs (articulés sur l’opposition entre la ville corrompue, artificielle, destructrice, et la nature sauveuse). Antimilitariste, De Pillecyn illustre son pacifisme dans le personnage du passeur d’eau qu’il oppose au personnage du capitaine Van Calcken. Figure-repoussoir, le capitaine Van Calcken représente un être acquis à la cause de la guerre. Homme alliant le sens de l’action et l’appétence pour le rêve, tout à la fois homme de Lettres et amoureux de la nature, le batelier ne demeure pas prisonnier d’une procrastination hamlétienne. L’indécision n’a pas le dernier mot. Repoussant Anne-Marie, ce passeur entre érudition et nature élira la gente demoiselle.
Écrit en prison
Déployant un décor scaldien, campant des intrigues sentimentales au milieu de la magnificence d’une campagne qui évoque un paradis perdu, ce roman a été écrit en prison, au cours des années de détention. Flamingant, il est volontaire sur le front de l’Yser lors de la Première Guerre mondiale. Il rejoint durant la Deuxième Guerre mondiale la VNV (Vlaams National Verbond, Ligue nationale flamande), un parti collaborationniste, et ensuite DeVlag, une organisation fasciste. Filip De Pillecyn est condamné après la Libération à dix ans d’emprisonnement pour collaboration. À sa sortie de détention, il se fera membre du comité de l’IJzerbedevaart, le pèlerinage de l’Yser. Au sujet de la collaboration de Filip De Pillecyn, je renvoie à l’article de Dorian Cumps.

De Pillecyn est aussi l’auteur de la célèbre nouvelle Monsieur Hawarden que Harry Kümel adaptera au cinéma. Inspirée d’un fait réel, elle évoque un personnage hors du commun, un jeune homme vivant loin de tous, dans la région de Spa. Derrière cette figure distinguée, solitaire, se tenant à l’écart du monde, se cache une femme qui, afin de rompre avec son passé, s’est travestie en homme.
Comme l’écrit Dorian Cumps dans sa postface, «Malgré les réserves entièrement justifiées que l’on pourra formuler quant au parcours de l’homme De Pillecyn et la condamnation sans appel que suscite son attitude durant l’Occupation, une partie de l’œuvre de cet auteur mérite de passer à la postérité: c’est plus particulièrement le cas de notre roman, ainsi que de Barbe-Bleue au pays de Flandre, Monsieur Hawarden et Monsieur Henri, précédemment traduits en français.»
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